Sien Devriendt et Carla M. Zoethout ont récemment présenté, dans ce blog, l’arrêt de la Cour EDH du 13 février 2024 dans Executief van de Moslims van België et al. c. Belgique (16760/22 et al.), saluant le changement de pensée éthique concernant le bien-être animal reflété dans cet arrêt. Dans cet article, basé sur un commentaire à paraître en allemand dans MenschRechtsMagazin, je souhaite souligner les coûts, en termes de protection des droits des minorités, qu’implique le fait de donner la priorité au bien-être animal sur la liberté de religion.
Le but légitime des décrets flamand et wallon attaqués
L’arrêt sous examen note que l’abattage rituel des animaux réglementé par ces décrets entre dans le champ d’application du droit des requérants de manifester leur religion par « observance » au sens de l’article 9 (§ 65). Car les décrets interdisant l’abattage d’animaux sans étourdissement préalable, y compris l’étourdissement réversible, portent donc atteinte à la liberté des requérants de manifester leur religion (§§ 87 s.). Une telle ingérence peut être justifiée si elle poursuit un ou plusieurs des buts légitimes énumérées à l’article 9 § 2 dont l’énumération est exhaustive et dont la définition est restrictive (§ 91).
Si la pratique générale de la Cour est assez succincte lorsqu’elle vérifie l’existence d’un but légitime au sens de l’article 9 § 2, ce n’est pas le cas dans l’arrêt sous contrôle. Notant que le bien-être des animaux n’est pas mentionné à l’article 9 § 2 (§ 93), l’arrêt examiné suit une approche précédemment adoptée par la Cour (§ 97) : il considère que la protection de la moralité publique, à laquelle fait référence l’article 9 § 2 , ne peut être compris comme visant uniquement à protéger la dignité humaine dans le domaine des relations entre individus. La CEDH s’intéresse plutôt également à l’environnement dans lequel vivent ces individus, et notamment aux animaux (§ 95). Mais l’arrêt sous examen n’explique pas comment cette approche peut être conciliée avec sa propre hypothèse (§ 91) selon laquelle l’énumération des exceptions à l’article 9 § 2 est exhaustive et leur définition est restrictive. On ne peut guère affirmer qu’une interprétation restrictive de la protection de la moralité publique inclut le bien-être animal.
L’arrêt attaqué s’efforce plutôt d’étayer le résultat auquel est parvenu cette interprétation par divers autres arguments. Dans l’un d’eux, elle se réfère à d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe ayant adopté une législation allant dans le même sens que les décrets attaqués, ce qui, selon elle, confirme l’importance croissante des considérations liées au bien-être animal, ainsi qu’aux décisions de la CJCE et de la Cour de justice belge. Constitutionnelle qui ont estimé que la protection du bien-être animal était une valeur éthique à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachaient une importance croissante et qui devait être prise en compte dans l’évaluation des restrictions à la manifestation extérieure des croyances religieuses (§ 99). Sans trouver un consensus européen correspondant (§ 106), elle se contente d’une simple tendance (de la même manière, mais dans le but d’étendre la protection des droits de l’homme, CEDH, Christine Goodwin c. Royaume-Uni, 28957/95, 11/7/2002 (GC ), § 85 : « La Cour attache donc moins d’importance à l’absence de preuve d’une approche européenne commune pour résoudre les problèmes juridiques et pratiques posés, qu’à la preuve claire et incontestée d’une tendance internationale continue en faveur non seulement de acceptation sociale accrue des transsexuels mais reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels postopératoires. »)
L’arrêt examiné est plus attaquable lorsqu’il invoque la jurisprudence de la Cour relative aux « instruments vivants » selon laquelle « la Cour doit… tenir compte de l’évolution des conditions dans les États contractants et répondre, par exemple, à tout consensus émergent quant aux normes ». à réaliser…. Il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée de manière à rendre ses droits pratiques et effectifs, et non théoriques et illusoires. Si la Cour ne parvenait pas à maintenir une approche dynamique et évolutive, elle risquerait de constituer un obstacle à la réforme ou à l’amélioration. (CourEDH, Stafford c. Royaume-Uni, 46295/99, 28/5/2002, § 68). L’arrêt sous examen note que la notion de « morale » est intrinsèquement évolutive (§ 96). Ce faisant, il semble être le premier exemple d’une divergence ouverte avec la rationalité de la jurisprudence de « l’instrument vivant » : rompre avec le précédent et se référer uniquement à l’arrêt de la CJCE dans la même affaire (CJCE, Centraal Israëlitisch Consistorie van Belgique et al., C-336/19, 17/12/2020, § 77), elle applique cette jurisprudence non pas à un droit conventionnel mais à une exception à celui-ci. Si l’on revient à la rationalité initiale de cette jurisprudence, cela impliquerait que la Cour ne veut pas faire obstacle à l’extension des exceptions. Cependant, un tel raisonnement constituerait un renversement complet de la raison d’être même de la Convention et serait difficilement compatible avec l’article 19 CEDH.
La rupture avec le précédent est encore plus prononcée lorsque l’arrêt attaqué, dans l’appréciation du bien-fondé des décrets attaqués, fait référence à la promotion du bien-être des animaux comme une valeur morale partagée par de nombreuses personnes en Régions flamande et wallonne (§ 98). . Alors que « [i]Il est vrai que le sentiment populaire peut jouer un rôle important dans l’appréciation de la Cour lorsqu’il s’agit de justifier des raisons morales… Il existe une différence importante entre céder au soutien populaire en faveur de l’extension de la portée des garanties de la Convention et situation dans laquelle ce soutien est invoqué pour restreindre la portée de la protection matérielle. … [I]Il serait incompatible avec les valeurs qui sous-tendent la Convention si l’exercice des droits conventionnels par un groupe minoritaire était subordonné à son acceptation par la majorité. « Si tel était le cas, les droits d’un groupe minoritaire à la liberté de religion… deviendraient simplement théoriques plutôt que pratiques et effectifs comme l’exige la Convention » (CourEDH, Bayev et al. c. Russie, 67667/09 et al., 20/6 / 2017, § 70). Les partisans des « valeurs traditionnelles » ne manqueront pas de prendre connaissance de l’arrêt en cause : ce qu’il fait pour le bien-être animal, ils le revendiqueront aussi pour ces valeurs. La jurisprudence jusqu’ici claire de la Cour protégeant fortement les droits des minorités sexuelles hétérodoxes est devenue confuse : ces droits risquent désormais de devenir purement théoriques.
Nécessaire dans une société démocratique
Sur la base des raisons évoquées ci-dessus, l’arrêt examiné a estimé légitime de lier la protection du bien-être animal à la notion de « morale publique » (§ 101). Il lui fallait donc examiner si l’ingérence même prévue par les décrets – l’interdiction de l’abattage des animaux sans étourdissement préalable – était nécessaire dans une société démocratique. Tel était le cas si l’ingérence correspondait à un « besoin social impérieux », si elle était proportionnée au but légitime et si l’État partie à la Convention avançait des raisons convaincantes et impérieuses pour justifier l’ingérence (§ 103). En statuant sur ces points, l’arrêt sous examen suit le tournant procédural général de la jurisprudence de la Cour qui déduit du principe de subsidiarité de la protection internationale des droits de l’homme que les décisions des organes de l’État démocratiquement légitimés par la Convention ont une importance particulière (§ 104). Une déférence accrue est due aux législateurs des États parties à la Convention dans le cas d’un « choix de société » (§ 105). « Dans de telles circonstances, la Cour a le devoir de faire preuve d’une certaine retenue dans son contrôle du respect de la Convention, car un tel contrôle la conduira à apprécier un équilibre qui a été trouvé au moyen d’un processus démocratique au sein de la société en question » ( Cour EDH, SAS c. France, 43835/11, 1/7/2014 (GC), § 154). La différence entre une décision législative « ordinaire » et un « choix de société » est loin d’être évidente. Dans les deux contextes dans lesquels la Cour a appliqué ce concept – l’interdiction du port du voile intégral en public (CrEDH, SAS, § 153 ; Cour EDH, Belcacemi et Oussar c. Belgique, 37798/13, 11/7/ 2017, § 53) et, dans l’arrêt attaqué, l’interdiction d’abattre des animaux sans étourdissement préalable – elle ne fait référence qu’à une décision législative ordinaire, c’est-à-dire une décision majoritaire.
Bien que ce ne soit pas le lieu d’examiner en détail ce tournant procédural, car il n’est pas spécifique à l’arrêt examiné, les points suivants peuvent être soulignés. Tout comme le fait de s’en remettre aux opinions d’une majorité de la population, s’en remettre à un tel « choix de société » risque de perdre de vue la protection d’une minorité. Cela risque également de faire perdre de vue l’importance spécifique qu’un droit conventionnel peut avoir pour un demandeur. Toutefois, ces deux aspects sont essentiels à la Convention. Même si ces risques peuvent être atténués dans une certaine mesure par l’importance particulière que la Cour accorde à la qualité du contrôle parlementaire et judiciaire de la nécessité d’une mesure (article 108), ils restent néanmoins bien réels. L’arrêt examiné en est une démonstration éclatante. Bien qu’elle refuse, à juste titre, de déterminer si les décrets implicites satisfont aux préceptes de la religion des requérants (§ 119), plutôt que d’accepter la détermination autonome des requérants sur cette question, elle méconnaît simplement l’importance de ces préceptes pour eux. Devriendt et Zoethout se trompent lorsqu’ils nient que « cela signifie[s] que les humains doivent céder face aux non-humains, et que la liberté de manifester sa religion doit céder le pas au bien-être animal ». Seuls les croyants peuvent décider si l’étourdissement réversible des animaux avant l’abattage est compatible avec les préceptes de leur religion. S’ils décident que non, on ne peut pas dire que « l’étourdissement réversible ait désormais permis de concilier les deux côtés de la question ».