Le 11 juin 2024, la Cour suprême fédérale suisse (la « Cour ») a rendu une nouvelle paire de décisions dans la saga d’arbitrage à enjeux élevés Crescent Petroleum Co. International Ltd. (« Crescent ») c. National Iranian Oil Company (« NIOC ») (décisions n° 4A_288/2023 et 4A_572/2023). La Cour a rejeté deux demandes distinctes de révision de la NIOC, demandant la révision d’une sentence provisoire suite à la disqualification par la Cour d’arbitrage de la CCI (la « CCI ») de deux arbitres pour conflits d’intérêts présumés, divulgations incomplètes et partialité, notamment concernant les commentaires très médiatisés de Charles Poncet sur le « burkini ».
La Cour a jugé que pour qu’une demande de révision d’une sentence arbitrale pour récusation d’un arbitre soit acceptée, il faut que cette récusation ait déjà existé au moment où la sentence a été rendue. En outre, lorsque plusieurs années se sont écoulées entre le prononcé de la sentence et les commentaires ultérieurs formulés par un arbitre qui impliquent un parti pris contre une partie ou une communauté, ces commentaires ne doivent pas être automatiquement interprétés comme indiquant un parti pris qui existait au moment du prononcé de la sentence.
Bien que le principal contenu des décisions ne constitue pas une surprise, les indications détaillées fournies par la Cour quant aux conditions requises pour qu’une demande de révision soit réussie méritent d’être soulignées.
Cet article résume les décisions, le contexte factuel et leurs implications plus larges.
Contexte factuel
Le litige entre Crescent et NIOC, une compagnie pétrolière publique contrôlée par l’Iran, a débuté à la fin des années 2000 au sujet d’un contrat d’approvisionnement en gaz à long terme. Après le prétendu manquement de NIOC à fournir du gaz, Crescent a engagé une procédure d’arbitrage ad hoc en 2009. En 2018, Crescent a lancé un deuxième arbitrage, réclamant 18,6 milliards de dollars de dommages et intérêts. Un tribunal siégeant à Genève, présidé par Laurent Aynès et comprenant le co-arbitre Charles Poncet, a rendu une sentence provisoire en 2020, estimant que Crescent avait valablement résilié le contrat d’approvisionnement (la « sentence provisoire »). Toujours en 2020, la Cour a déclaré une demande d’annulation de la sentence provisoire est irrecevable.
À partir de fin 2022, la NIOC a déposé une série de récusations contre les arbitres auprès de la CCI, à laquelle la clause d’arbitrage a délégué le pouvoir de décider des récusations des arbitres.
- En mars 2023, la NIOC a déposé une plainte contre le président du tribunal, Laurent Aynès, en raison de l’implication de son cabinet d’avocats dans un autre arbitrage CCI, qui impliquait indirectement des entités étatiques iraniennes, ainsi que de divulgations incomplètes à cet égard. Dans l’autre arbitrage, le cabinet d’avocats d’Aynès avait soulevé de graves allégations de corruption contre de hauts responsables iraniens et collaborait avec l’avocat principal de Crescent. De plus, M. Aynès avait lui-même travaillé aux côtés de l’avocat principal de Crescent dans le passé. La CCI a confirmé la décision de la NIOC. le défi.
- En novembre 2023, la NIOC a également mis en cause Charles Poncet sur la base de ses déclarations dans une émission de télévision suisse dans laquelle il avait tenu des propos provocateurs à propos d’hommes de confession musulmane qui soutiennent la pratique du port du burkini par les femmes dans les piscines publiques en Suisse. La NIOC a fait valoir que les commentaires montraient le parti pris de longue date de Charles Poncet contre les musulmans et la foi islamique et, par conséquent, soulevaient des inquiétudes quant à sa position envers l’Iran et la NIOC. La CPI a de nouveau soutenu le défi.
Suite à ces disqualifications, la NIOC a déposé des demandes distinctes de révision de la sentence provisoire auprès de la Cour.
Motifs de révision des sentences arbitrales en droit suisse
Conformément à l’article 190a, paragraphe 1, point c), de la LDIPEn vertu d’une nouvelle disposition introduite en 2021, une partie peut demander à la Cour de réviser une sentence arbitrale si, malgré toute la diligence requise, elle découvre, après la conclusion de l’arbitrage et après l’expiration du délai de 30 jours (art. 190 al. 4 LDIP) pour demander l’annulation de la sentence, un motif de récusation au sens de l’art. 180 al. 1 c LDIP, un arbitre peut être récusé s’il existe des circonstances qui donnent lieu à des doutes légitimes quant à son indépendance ou son impartialité.
La demande de révision doit être présentée dans les 90 jours suivant la découverte du motif de révision, mais en tout état de cause au plus tard après dix ans à compter de la date à laquelle la sentence ne pouvait plus être annulée (article 190a(2) LDIP).
Les décisions du Tribunal fédéral suisse
La Cour a rejeté les deux demandes de révision de la sentence provisoire. Elle rappelle que la révision est « une arme à manier avec prudence » et que, par conséquent, les dispositions relatives à la révision doivent être interprétées de manière restrictive.
Aucune obligation d’indépendance et d’impartialité après l’attribution du marché
La première question clarifiée par la Cour concerne le moment pertinent auquel le motif de contestation déclenchant la révision de la sentence doit avoir existé, ce qui n’est pas précisé à l’article 190a(1)(c) LDIP.
La Cour a jugé que le motif de contestation devait exister au moment où la sentence a été rendue. Selon la Cour, cela découle de l’exigence selon laquelle la partie qui demande la révision doit avoir fait preuve de diligence raisonnable. En toute logique, même avec la plus grande diligence, une partie ne peut pas découvrir au cours de la procédure d’arbitrage un motif de contestation qui se matérialise après le prononcé de la sentence.
S’appuyant sur les lignes directrices de l’IBA sur les conflits d’intérêtsla Cour a conclu que l’obligation de l’arbitre de maintenir son indépendance et son impartialité ne survit généralement pas à la délivrance de la sentence et à la création du tribunal. fonction du bureau.
La Cour a estimé que dans le cadre d’une procédure bifurquée, il est tout à fait concevable que des circonstances évoluent dans l’intervalle entre une sentence provisoire et une sentence définitive. Sur ce point, la Cour a fourni l’exemple hypothétique d’une liaison amoureuse entre un arbitre et l’avocat d’une partie qui se développe quelques années après la sentence provisoire mais avant que la sentence définitive ne soit rendue. Selon la Cour, une telle évolution nécessiterait le retrait de l’arbitre, mais elle n’affecterait pas la sentence provisoire rendue à un moment où aucune liaison de ce type n’existait entre les personnes concernées.
Dans le cas de Laurent Aynès, la Cour a jugé que la majorité des circonstances invoquées par la NIOC s’étaient produites après la sentence provisoire et que celles qui la laissaient présager ne justifiaient pas sa révision. De même, dans le cas de Charles Poncet, ses commentaires dans l’émission télévisée ont été faits plus de trois ans après la sentence.
Les commentaires postérieurs à l’attribution du prix ne peuvent être présumés refléter un parti pris déjà existant au moment de l’attribution du prix
La Cour a également décidé de déterminer si les commentaires d’un arbitre après la sentence indiquant une partialité pouvaient être présumés refléter une partialité déjà existante au moment de la sentence. La Cour a rejeté cette affirmation. Elle souligne que la charge de la preuve pour démontrer des doutes justifiés concernant l’impartialité ou l’indépendance d’un arbitre incombe à la partie qui demande la révision. En d’autres termes, un arbitre est présumé impartial jusqu’à preuve du contraire.
La Cour rappelle qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un parti pris réel pour faire aboutir une demande de révision au titre de l’article 190 al. 1 c LDIP. En revanche, en vertu de l’article 180 al. 1 c LDIP, l’apparence de parti pris suffit à susciter des doutes justifiés. En ce sens, il existe une présomption de fait de parti pris et de manque d’impartialité si la partie qui demande la révision peut prouver des circonstances donnant l’apparence de parti pris. Néanmoins, de l’avis de la Cour, déduire un parti pris pendant l’arbitrage à partir de commentaires postérieurs à la sentence renverserait de manière inappropriée la charge de la preuve. La Cour souligne que l’impartialité n’est pas statique et que les opinions et les partis pris d’un arbitre peuvent évoluer au fil du temps.
En conséquence, la Cour a estimé que la NIOC n’avait pas prouvé que Charles Poncet avait un parti pris de longue date au moment de la sentence. La NIOC n’a pas non plus fourni de preuves pour réfuter le soutien public de l’arbitre aux causes musulmanes au début des années 2000.
Enfin, la Cour a distingué cette affaire d’une décision de 2022 par le Cour d’appel de Parisconfirmé plus tard par le Cour de cassationoù une sentence a été annulée en raison d’un hommage rendu par le président après la sentence à feu Emmanuel Gaillard. L’hommage suggérait une amitié de longue date, jetant un doute sur l’impartialité du président. La Cour a observé que l’hommage rendu dans l’affaire française indiquait une relation de longue date qui existait pendant la procédure d’arbitrage.
Principaux points à retenir
Les deux décisions confirment la position restrictive de la Cour sur la révision des sentences arbitrales en vertu de la jurisprudence suisse. loi arbitraleétablir un seuil élevé pour prouver la partialité rétrospectivement sur la base des déclarations d’un arbitre après que la sentence a été rendue.
La décision de la Cour concernant la nécessité que les motifs de contestation existaient au moment de la sentence pour justifier une révision paraît claire. La question la plus épineuse est de savoir si des faits postérieurs à la sentence peuvent démontrer la partialité d’un arbitre au moment de la sentence. Si la Cour s’est montrée sceptique, elle n’a pas formulé de règle claire. Dans l’affaire concernant Charles Poncet, la Cour a souligné à plusieurs reprises le délai important – plusieurs années – entre la sentence provisoire et les commentaires de Charles Poncet. Il est concevable que la Cour parvienne à une conclusion différente dans le cas où un arbitre exprimerait des opinions biaisées quelques semaines ou quelques mois après une sentence. Après tout, plus le délai entre le prononcé de la sentence et l’expression des commentaires est court, moins il est probable que les opinions de l’arbitre aient évolué de manière significative. La proximité temporelle des commentaires postérieurs à la sentence par rapport à la date de la sentence peut donc être un facteur critique pour déterminer si les commentaires d’un arbitre suggérant une partialité peuvent être considérés comme indicatifs d’une partialité préexistante au moment de la sentence.